ENGLISH / FRANCAIS


... sur le trottoir de pavés désunis : un cendrier, deux ronds de serviettes, un gobelet en argent, trois cuillères, un couteau et ces gens qui me regardaient de travers, tout de guingois, la tête en bas.
Lamentables valets, rois, reines, princesses sur des cartons ternis de moisissures, venant de je ne sais où ?
Sans doute, de vieilles photos, tirées de quelque carton d’un galetas de la cité, répandues sans ménagement et mises à l’encan.
Choses dérisoires, qu’un enfant dans l’ennui - il n’est pas possible que ce ne soit pas les graffitis d’un innocent - avait affublé certaines têtes au stylo à bille, de grotesques et maladroits couvre chefs, comme l’on met par dérision des moustaches sur des cartes postales de la Joconde, sauf que là, l’on massacrait les originaux.
Le soir de l’été tombait doucement sur Cambridge.
La scène était pitoyable.
Accroupi sur le macadam, au bord du caniveau, je vis de plus près, surgissant des cartes de papier jauni, des têtes altières, des visages lumineux, des regards vifs et pétillants qui semblaient vouloir défier le temps.
Hélas ! L’oubli semblait avoir déjà précédé leur définitive destruction, parmi les balayures du caniveau, dans les broyeurs de l’usine de recyclage des déchets urbains de Boston.
Il y avait là, trois jeunes grâces, épaules contre épaules, à plusieurs exemplaires, souvenir d’un ancien Labor Day, comme il avait été griffonné au dos de la photographie.
Comme au poker, machinalement je ramassai les plis.
Reunis dans la main : un vieillard, vénérable pionnier, probablement citoyen du Maine, comme le laissait entendre la signature du photographe au bas du carton, des jeunes gens imberbes, le regard lumineux, qui semblaient scruter un avenir prodigieux. D’autres qui s’étaient longuement préparés pour la prise de vue, les moustaches conquérantes, les cheveux lustrés, gilet et veste élégantes, la cravate de soie avantageusement nouée avec l’épingle à tête d’argent sous le col amidonné.
Une tante ou une mère au regard sévère, vêtue de ce qui paraissait être une robe boutonnée haut, soigneusement cousue dans un tissu épais, rustique.
Tous étaient cadrés à mi corps, sur un fond uni. Le photographe avait pris le cliché avec une chambre, et sans doute utilisé un artifice devant l’objectif pour obtenir à la base du portrait un flou «artistique», d’ou semblait émaner le tronc progressivement jusqu’à la perfection du visage, du regard, là où la mise au point avait été faite.
Des dates apparaissaient quelquefois, au dos et sur les publicités des studios de photographie.
Compte tenu de l’époque, c’étaient des photos «noir et blanc», mais elles avaient été soumises à un virage sépia qui avec le temps se fondait en subtiles tonalités dans le jaunissement du support et paraissaient comme des épreuves couleurs aux tons passés.
Je rassemblai toutes les cartes, me relevai et payai au jeune vendeur narquois, la rançon de quelques dollars qu’il exigea nonchalamment, pour libérer ces effigies de leur triste destinée.
J’étais peiné. Comment ces pionniers, - pour nous du vieux continent, tous les Américains d’aujourd’hui ou d’hier sont toujours des pionniers -, qui sur ces images, par leur attitude, témoignaient et exprimaient avec force, leur confiance dans leur destin, dans un avenir qu’ils s’appliquaient à construire, avaient pu sans ménagement être ainsi jetés au rebut ?
Ce n’étaient que des images, sans doute. Nous sommes submergés d’images !
Les magazines, les beaux ouvrages sur papier glacé regorgent de photographies pittoresques de paysages et d’ancêtres, de pionniers devant des cabanes de rondins ou des villas patriciennes, à milliers d’exemplaires, dont la consommation et la disparition inéluctable ne m’émeut pas.
Pourtant il y avait là un mystère. Que faisait dans un caniveau de la cité de Boston cette réunion de portraits au format identique et d’une certaine façon, si bien conservés ?
Pendant un siècle, une ou plusieurs personnes ont-elles pris soins de ces portraits ? Ou bien sont-ils restés oubliés dans un grenier après la disparition d’une des jeunes filles qui figure sur les portraits, devenue très âgée, laissant pour une éventuelle postérité le souvenir de ces Bostoniens ?
Une sorte de message dans une capsule. Une bouteille que l’on lance dans le temps, pour une rencontre souhaitée, mais improbable !
Quoi qu’il en soit, la rencontre avait eu lieu et j’ignore pourquoi ; je ne pouvais ni ne voulais me dérober à ce devoir de mémoire d’un monde qui m’était pourtant étranger.
Confusément, il me semblait que je devais, je ne savais comment, rendre hommage à ces pionniers anonymes d’un autre temps.
C’était il y a près de quinze ans.
De retour à l’atelier, je cherchais comment rendre monumentales ces petites effigies.
Comme je travaillai avec une technique utilisant la photographie la peinture acrylique et sur différents matériaux, j’entrepris de réaliser des agrandissements des portraits sur un support art graphique à fort contraste, que je marouflai sur la toile de grands chassis.
Les visages apparaissaient comme noyés dans une nappe de peinture rugueuse. Je voulais accompagner ces images par un volume qui placé en perspective de la toile, introduirait symboliquement une profondeur temporelle.
Je fis les ébauches de colonnes élancées.
J’en réalisai une surmontée d’une silhouette de métal, qu’inconsciemment et malgré l’évidence, - je m’en aperçu plus tard - étaient la transposition des couroï antiques ; ces stèles sculptures réalisées en Attique vers le VIème siècle pour honorer les disparus en les idéalisant.
Il est vrai que ces portraits sont troublants. Ils présentent comme les statues grecques, à travers «l’objectivité» supposé de la technique, une idéalisation de leur sujet. Un instantané sensé conférer au souvenir de l’instant, une jeunesse, une présence, une force éternelle.
J’avais l’impression que celui ou celle, (je penche pour cette dernière, car il y a du maternelle dans la démarche) qui a conservé réunis ces portraits - à l’exclusion de tout autre photographie - procédait plus à une héroïsation de ces ancêtres qu’à la simple conservation de quelques souvenirs familiaux.
Je présentai dans des expositions, séparément, deux de ces «portraits mémoire» qui me laissèrent insatisfaits. Hors de leur contexte et isolés, les portraits manquaient de la monumentalité que leur aurait conférée l’accumulation envisagée au début de la recherche. Je pris aussi conscience que voulant honorer ces pionniers, j’avais utilisé d’antiques traditions et qu’ainsi, au lieu de les conduire à nous accompagner, je les instituais comme icônes de la mémoire de Boston, «héros», définitivement absents.
Je rangeai les grands portraits le long d’un mur de l’atelier et les esquisses s’endormirent dans un tiroir !
Bien des événements advinrent dans cette dernière dizaine d’années. Je remisai également certaines techniques.
L’informatique me permettait de résoudre autrement les problèmes que me posait la superposition de la photographie et de la matière picturale.
Et puis, je pouvais passer plus de temps à la lumière du soleil, qu’enfermé de longues heures dans le noir du labo !
Dans une boite à chaussure sur le haut d’une étagère de la bibliothèque, bien enveloppés, les Bostoniens attendaient !
Je ne les oubliais pas ! Leurs regards continuaient de m’interpeller et souvent je leur rendais visite.
C’était maintenant de vieilles connaissances, comme des amis que l’on a l’habitude de voir, que l’on salue affectueusement, mais que l’on ne regarde plus vraiment, jusqu’au jour ou ils se font couper la moustache ou redresser le nez !
Rien de tout cela n’arriva dans le carton à chaussures, mais tout de même, il y avait de la lumière !
Ces visages baignaient dans la lumière ; la lumière du jour des années 1890 !
La lumière du jour et sans doute celle de l’été - il n’y a pas encore d’éclairage artificiel dans les studios photos de cette fin de siècle.
Les «opérateurs», comme l’on disait alors, avaient su capter cette lumière pour mettre en scène leur modèle, faisant ressortir la douceur, l’amitié ou une détermination passionnée.

Portrait de l’âme, message théâtralisé adressé à un ou une amie, et inconsciem-ment comme un défi, à l’avenir, au temps qui passe.
Je m’apercevais qu’il y avait aussi des artistes derrière les logos, adresses et publicités enrubannées des cartes de mon tarot.
Peut être même avaient ils manié le pinceau, et étaient ils passés maîtres dans l’art des clairs obscurs ?
Comment expliquer autrement : le subtil ordonnancement du magnifique portrait1de cette jeune fille prise de trois quarts arrière, et la luminosité mystérieuse, qui nimbe le même modèle2, d’un autre cliché - sans doute photographié par le même artiste du studio « Chas. N.DENAULT, à Watertown – Main Street – Over Otis Bros- Mass. » comme il est dit au verso du carton de présentation bisauté d’or, au milieu d’un graphisme japonisant couleur mousse ?
Mes amis, en quelque sorte, me tiraient par la main à travers les années et me conviaient à la rencontre de leurs portraitistes !
Il me vint à l’idée que je pourrais peut être les voir aussi, eux et leurs antiques chambres photographiques, dans le miroir des yeux ?
1 Portrait N°001
2 Portrait N°008


C’est en vain que j’augmentai la définition et l’agrandissement. L’iris chatoyante se découvrait mais le reflet de lumière conservait ses secrets.
Une autre quête débutait !
Je retournerai à Boston cet été, j’explorerai la ville et ses faubourgs. Peut être trouverai je des traces de ces artistes, de leurs studios, quelques indices aux anciennes adresses de Watertown, Newton, Waltham et peut être irai je plus loin, jusque dans le Maine à Medfield, Foxeroft, Augusta, d’où semble venir la famille de mes Bostoniens ?
A défaut d’indices, probablement balayés par les bouleversements du siècle, j’irai m’imprégner de cette lumière qui s’échappe encore de la boite à chaussures sur l’étagère du haut, entre ce dandy d’Henry James et ma chère Emily Dickinson’s.

Au Lys, Mai 2005


H.Alexis Delord